En psychanalyse, nous ne nous attardons pas assez sur l’instant : ce qui authentifie l’instant, lui donne son évidence, lui réserve sa propre temporalité.
Pourquoi devrions-nous nous y attarder quand d’autres recherchent l’origine de la souffrance ? Sa cause ?
Qu’est qui fait venir le patient si ce n’est la souffrance?
Et comme l’on se fourvoierait à en chercher l’origine de prime abord ! Comme cela serait caricatural !
1_ Origine, sphère et division
Il y a dans la mondanité de l’origine, un ça qui s’occulte et s’ignore. Le praticien qui veut absolument trouver tel un enquêteur le fin mot de l’histoire, qui veut aller vite, car finalement on lui demande d’aller vite, se réfugie alors dans sa dimension posturale, un rationnel de toute puissance, où le principe de raison rejoint le principe de plaisir : j’ai compris l’origine de votre mal, et j’en éprouve une telle jouissance !
La psychanalyse n’est surtout pas une vision du monde unifiante, unifiée par ce principe de raison imparable. Je me réfère ici à la XXXVème conférence d’Introduction à la psychanalyse de FREUD : « la psychanalyse est incapable de créer une Weltanshauung… elle ne prétend pas constituer une ensemble cohérent et systématique ».
C’est bien là l’écueil : vouloir expliquer à tout prix les méandres de la souffrance humaine par une seule et même origine. Qu’il est difficile de s’affranchir d’une vision du tout.
Car le regard veut embrasser l’ensemble, comme l’on contemple un paysage, un tout sphérique, comme celui du Timée de Platon.
Car déjà, cette perception fragmentée du bambin le conduit à unifier dans l’image du miroir, ou dans l’oeil de la mère, dans l’image spéculaire unifiée par l’imaginaire, un corps, un monde comme un tout sans aspérité.
Et c’est aussi ce que le patient recherche dans le regard du thérapeute, ce quelque chose d’embrassant, de consolant.
Il est bien évident que la douceur de cet accueil a son importance : il permet l’élaboration de la souffrance, que cette expérience de la souffrance soit enfin reconnue.
Et pour autant, il est primordial que se dise autre chose, sans même que la logique ou le raisonnement ait tracé sa nécessité.
Il faut d’une certaine manière, se désensorceler de la belle forme, de ce mythe de l’Un, pour éviter les écueils totalisants, fantasmés, qui transcendent le mouvement de la vie.
Alors bien sûr, il y a des structures, des systèmes, des postulats imparables, en psychologie et en psychanalyse, mais ils ne relèvent que de domaines théoriques, intellectuels, parfois rhétoriques, et ne disent rien du mouvement vital. Car il faut être dedans, si je puis ainsi m’exprimer. Car cela demande un engagement !
Il nous faut revenir à cette décomposition psychique du Sujet, dont les frontières du Moi, du ça, du Surmoi, de l’Idéal du Moi, du préconscient, du conscient, de l’inconscient, du refoulé, restent poreuses, indéterminées.
Dans chaque partie, il y a un morceau d’obscur, de refoulé, une partie inaccessible, une « terre étrangère » et reprenant les termes de Freud, dans sa conférence XXXIème : « inaltérable », « qui demeure insensible au temps »..
La psychanalyse consiste en une offre différente, autre, qui décentre, et substitue à l’Un, un sujet divisé, qui échappe au mirage de l’Un. Toutes ces mouvances développementales de bien-être psychologique, de bonheur préfèrent occulter cette appréhension du Sujet, et promeuvent un idéal inatteignable _encore une sphère, un équilibre permanent : au cabinet, sur le divan, elles agissent comme un idéal frappeur qui matraque le moi du patient: comment ne puis-je pas être heureux? Donnez-moi des moyens de combattre mon mal !
2_ Plutôt que la sphère, la circularité !
Dans l’instant psychanalytique, le mal s’exprime d’abord par une tension palpable bien sûr dans cette parole mais aussi dans ce geste, dans cette expression du visage, dans cette fermeture ou ce déversement émotionnel : silence ou cri, bradypsychie ou tachypsychie, ce mal se dit de plusieurs manières et se prolonge dans l’instant. Il se dresse ainsi comme « résistance au devenir ». (Rovere, Le Mal en face)
Dans le traumatisme, la reviviscence a figé le temps et empêche tout écoulement chronologique : la séance apparaît ainsi comme hors du temps, une mise entre parenthèses par rapport aux bruits mondains, un instant dans les plis du temps, grossissement vertical.
La névrose exprime sa souffrance par la répétition symptomatique d’une manifestation phobique, hystérique ou compulsive.
En butte au temps, manifestations itératives ou images hiératiques engrossent l’instant par leur circularité passive.
Il me parait inopportun de vouloir à tout prix aplanir cet instant par une chronologie où prime seulement le principe de raison.
Parce que souvent ce mal fleurit de manière multi-causale. Que cette chronologie ne permettrait pas de désenvouter cette tétanie voire qu’elle imposerait une autre forme de rigidité scientifique.
Il est certain que le patient vient quérir un diagnostic comme une seconde peau, comme une seconde vie, comme une seconde naissance, comme une seconde étiquette, comme l’explication, la justification aux débordements du ça. J’ai une dépression mélancolique, un trouble de la personnalité borderline. C’est pour ça que je vais mal. Pour autant, cela suffit-il à aller mieux ?
Il y a certainement un changement à opérer quant à l’effet linéaire de la thérapie. Car la souffrance entraine peu à peu la destitution du sujet : selon l’expression populaire, il perd ses moyens, il n’est plus lui-même. Cette structure ainsi posée, cette pathologie ainsi diagnostiquée, tendent à déstructurer le sujet de l’objet, a désassembler. La linéarité est inopérante face à la verticalité du chaos.
3_ La dynamique circulaire de l’instant
Dans l’instant psychanalytique du patient en souffrance, nous ne sommes plus dans cette conception horizontale d’une représentation future. Le désir reste recroquevillé, telle une larve dans sa coquille. Il est nécessaire de situer le soin dans une dynamique de délocalisation, du patient qui pâtit au patient qui souffre activement.
Cette dynamique implique nécessairement d’embrasser pour le thérapeute (comme pour le patient) les conditions du soulagement. La neutralité, ici n’est certainement pas distance ou froideur clinique : elle n’a que faire de l’objective vérité, à savoir, si le patient souffre réellement ou à quelle intensité. Le thérapeute partagera plutôt une qualité de présence, une dose d’amour humain pour ainsi mieux recevoir le témoignage d’une souffrance.
La plainte adressée au vide, à un Dieu, à la nature, témoin d’une déstructuration du sujet_ Dieu que cela fait souffrir, Dieu que je souffre ! circularité passive, devient dialogue telle la demande de reconnaissance de l’Autre. Qui elle-même, glisse peu à peu vers la reconnaissance de l’impuissance, de l’insuffisance humaine face à certaines épreuves de l’existence.
La circularité est maintenue par ce partage, par ce dialogue mais elle se désenclave du jugement négatif, de la valeur négative attribuée à l’expérience de la peine. Elle devient active en s’exilant de la plainte.
Il s’agira ensuite de retrouver l’instant dans sa vibration charnelle, de retrouver la contemplation esthétique de l’instant, par là certainement de retrouver le sujet, acteur de son regard, désirant. Viendra après, la reconstruction d’une narration temporelle…
Conclusion
Voilà l’instant psychanalytique ainsi dessiné : sa dimension singulière, authentique, humaine, amoureusement humaine et dans le même temps son universalité. Il y a certainement dans ce désir thérapeutique de la psychanalyse, la puissance d’un élan pour rejoindre le mouvement de la vie dans sa spirale évolutive.
Frédéric Lemonnier, psychanalyste à Compiègne